jeudi 30 août 2012

Je vais tuer mon frère !



Bonjour messieurs, bonjour mesdames !
Aujourd’hui, je vais tuer mon frère !
Quelle charmante idée, monsieur le professeur oui, quelle charmante idée : nous redorerons votre pelage et vous deviendrez professeur !
Mon intérêt se situe là, car mon frère ne sera plus : disparu !
Je n’y suis pour rien, messieurs les policiers, mesdames et messieurs les vendeurs de notre monde, je me promenais tranquillement dans mon jardin quand j’entendis un bruit… étrange, pour une heure aussi tardive que celle de quatre heures de ma chère matinée !
Moi, je n’ai pas l’habitude de sortir, car j’ai besoin d’air. Je me repose chaque nuit, pour reprendre des forces, et ainsi me ressourcer.
Je n’y peux rien, mesdames et messieurs les gendarmes, mon frère s’est évanoui, j’ai tenté de le ranimer !
Il pleurait, à chaudes larmes me suppliait de le sauver, moi héros cela m’aurait plu !
Je n’ai pu.
Je suis un lâche, mesdames et messieurs les gendarmes, mesdames et messieurs les spectateurs.
J’aurais pu le sauver ! Mais la force m’a lâché.
Je suis un misérable.
Mérité-je la mort ?
À vous seuls d’en juger !
J’ai perdu mon frère !
Celui qui m’a élevé.
Celui qui de l’argent m’a toujours prêté, pour acheter des métros.
J’aimais beaucoup le métro moi, quand j’étais petit : il se trouve que j’y jouais toujours !
J’ai d’ailleurs acquis toutes les lignes que voilà ! J’en suis l’Unique Propriétaire, vous m’usurpez !
Usurpateurs !
À maintes reprises je n’ai cessé de le répéter et pourtant, personne ne m’a écouté !
La faute, peut-être, à mon faible gosier ?
Je ne sais.
Toujours est-il qu’en ce temps si corrupteur, égoïste et sans scrupule, je me suis retrouvé sans le sou, moi, le propriétaire de la totalité des lignes de métro !
J’aime, monsieur, le métropolitain.
Je m’y sens à l’aise, au milieu de tout ce peuple…
Hahaha !
D’allure pauvre, je me faufile et passe incognito !
J’observe les gens qui jamais ne me remarquent !
Ils sont dans leurs mondes ; dans leurs bulles ; j’aime ça.
Car il y a beaucoup de bulles mais aucune ne m’appartient, car je suis généreux. Honnête. Intransigeant.
Je vais tuer mon frère et vous allez aimer.
Je vous le prédis !
Je vais tuer mon frère et je m’aime, car le métropolitain me rejette – méchant ! méchant !
Ils ne font que m’embêter, tu as vu ça maman, mademoiselle la marquise, messieurs les professeurs et les gendarmes ?
Le métropolitain m’appartient !
Je suis seul, dans mon lit, à m’occuper le ciel. Je suis seul et cogite à l’intérieur de mon petit appartement : que vais-je faire ? que vais-je faire ?
Le métropolitain m’aime, car je suis honnête, le métropolitain m’aime et je ne veux le décevoir.
J’aime, moi, les gens du métropolitain, car on y trouve de tout : une cuillérée de… de… et de…
Une belle bande de sacripants, de voleurs de viande !
Mais vous ne m’aurez pas, ah cela, jamais, vous ne m’aurez jamais voleurs !
Vous me volez !
Moi j’aime beaucoup manger, car c’est la raison pour laquelle je suis gros : je suis un gros bonhomme, un gros porc.
Mesdames, messieurs, mesdames les marquises !
Je suis stérile et j’adore le métro, car sans arrêt je m’y promène et les gens m’observent…
Ne vous ai-je point encore mon secret révélé ?
Je… suis… vierge.
Le métropolitain, ça me connaît !
J’ai quarante ans, je suis sans-emploi depuis toujours et de salaire de subsistance ne reçois que de mon frère, celui que je compte tuer : vous demandez-vous pourquoi ?
Par amour pour le métro…
Car je jouais toujours au train petit, les rails et les rails pullulaient dans la modeste propriété familiale.
À l’école il me manquait. Je pensais toujours à lui, toujours ; toujours ; toujours ; toujours ; à tel point qu’un jour mon frère – il s’appelle Georges – m’a annoncé la grande nouvelle !
- Tu seras grand-père !!!
- Comment ?
- Tu seras grand-père !
- Pourquoi ?
- Tu seras grand-père !!! Hè hè hè !
- Moi je comprends pas pourquoi tu dis ça, parce que moi je plais pas aux petites filles, elles préfèrent les hommes !
- Tu auras un bon p’tit t’chou-t’chou ! Hè hè !
Il était bizarre mon frère à cette époque, il aimait bien les codes secrets ; je l’aimais.
D’ailleurs, un conséquent temps s’est écoulé pour que les concepts entiers je comprenne !
- Toi tu seras grand-père, et moi, je n’aurai personne ! Je serai grand-père et tu seras vieux !
Alors j’ai décidé à mon instinct d’obéir !
- Moi, à l’école, je pense toujours à toi mon frère, car tu es gentil. Mais le train plus encore, ce pourquoi je ne t’aime pas.
Quelle bêtise ! Que m’a-t-il pris de cette vérité lui annoncer ? Cette chose qui n’était même pas mon avenir !
Il me répondit ceci :
- Je vais te faire devenir riche !
Quelle bêtise, mais quelle bêtise !
J’ai quarante ans, je suis obèse et sans le sou, logeant dans un modeste appartement.
- Pourquoi tu dis ça c’est pas vrai, c’est pas vrai d’abord, dis-moi que c’est pas vrai ! C’est pas vrai !
- Si c’est vrai !
- Tu veux une nouvelle fois faire de moi un dindon de la farce, comme les copains à l’école ! Eh ! Je suis pas bête moi, je suis pas très bête ! En tout cas !
Quelle bêtise mais quelle bêtise !
Je suis un minable, un misérable.
- Comment ?! s’étonna-t-il.
- Quoi comment, méchant ! Méchant ! Tu me mens tout le temps je vais le dire à maman ! Méchant !
C’est alors qu’il me prit de haut.
- Alors là j’y crois pas, nan mais t’es nul en tout c’est pas croyable ! Même ce qui te rendrait heureux tu le refuses !
- C’est pas ton argent sale qui me fera plaisir ! Il est sale ton argent ! Il est très sale, il est dégoûtant moi eh ben, je le touche pas, moi, eh ben, je lui vomis dessus ! Ce n’est que du papier, et répugnant, répugnant !
- T’as pas d’amis à l’école ? On se moque de toi ?
Il avait touché le… point sensible. Je pleurai… à chaudes larmes… tout en me jetant sur lui. Il s’éloigna.
- Eh, me touche pas, l’pestiféré ! Va falloir traiter d’ça avec mère…
Parfois, c’est ainsi qu’il appelait maman – quel con !!!
- Eh maman ! Eh maman tu viens, tu viens voir ? Tu montes ?! Eh maman, eh maman !
Je pleurai, tout en lui faisant signe de se taire… Je me jetai sur lui.
- J’vais te casser la gueule connard ! Sale enfoiré !
Mais ce fut en vain que des coups de pied je lui donnais.
- Beeeeh, me touche pas ! Casse-toi tu pues eh !
- Tu m’as dit que… Tout à l’heure tu étais si gentil, et là…
- Tu l’as bien dit t’t’à l’heure, eh l’minable !
- Pourquoi t’es méchant avec moi ?
Mon seul ami : le train. Mon obsession de la journée, mon obsession de la nuit : mon train, mon ami. Il était rapide : c’était un TGV. J’étais un conducteur de TGV, j’aimais bien, j’étais un homme important ; une grande personne…
À dire vrai, je ne sais comment cette affaire ce soir s’est terminée : maman nous a séparés et Georges n’a rien dit.
- Je veux toutes tes cartes Pokémon ! Oh, j’oubliais, t’as pas de…
- Si j’ai des cartes Pokémon, j’ai que ça même ! lui répondis-je en les lui jetant au visage.
Le train demeurait ma seule obsession : c’était ma raison de vivre !
- Oh ! s’exclama-t-il rêveusement. Ça fait un bon gros paquet d’fric !
- Toi tu m’achèteras pas avec ton argent sale !
- Tu vois que tu pourrais devenir riche… La gloire, l’argent, les filles : cela ne te fait point rêver ?
- Nan, et même que si tu continues, je vais le dire à maman !
- Maman, c’est pas ta mère d’abord !
- C’est faux ! C’est faux ! Je t’attaquerai en justice s’il le faut ! C’est faux ! C’est fauuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuux !!! hurlais-je en le tapant vainement.
- Regardez-le, à s’exciter comme une toupie.
- Maman, elle dit que tu MENS ! T’es rien qu’un MENTEUR !
Je n’ai jamais… vraiment su. Toujours est-il qu’en y pensant j’en ai la larme à l’œil… Oh mon Dieu…
Je suis un gros lard, je suis minable, je n’ai rien construit de toute ma vie !
Et me voilà à… parler du meurtre de mon frère, ce même connard qui… m’a toujours subventionné ! Toujours !
- Je vais t’appeler Gélatine dorénavant, ça te dérange pas ?
- Si ça me dérange ! Et PARS de ma chambre ! Sur-le-champ !
- Oh… Sur-le-champ… Il a du vocabulaire !
Je pleurais, toujours pleurais…
Suis-je aujourd’hui mieux dans ma peau ? Rien n’est moins sûr…
Oh, misère…
Gros lard… Inutile larve… assisté par la société… subventionné par un connard du nom de Georges. Georges Lachant, marié, trois enfants, propriétaire d’une riche villa.
Je vais me préparer pour chez eux me rendre, repérer les lieux. Je veux réussir mon meurtre.
GEORGES J’AURAI TA PEAU !
Je te le jure…
J’ai quarante ans ! QUARANTE ANS ! QUARANTE ANS !
Et le métropolitain pour seule occupation !
Ma mère même pas ma mère !
Je suis prêt.
Je suis dans la rue…
Je déteste quand je suis dans cet état : il faut toujours que je vérifie mes pas ! Je les compte !
Et lentement, toutes les trois secondes !
Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah ! Quelle bêtise !
C’est à cause de toi, frère, que je suis devenu comme ça… Mon Dieu.
Alors moi, j’ai quand même un truc pour passer le temps plus vite, je chantonne en même temps, je rythme mes pas lents, tout en les scrutant ne voyant alors les passants qui sans doute – je ne sais – m’observent.
Ah c’est rigolo, un gros lard qui scrute ses pas hein ! VOUS TROUVEZ CA DRÔLE ?!!
VOUS PENSEZ QUE C’EST DE MA FAUTE PEUT-ÊTRE ?!!
GROS CONS !!!
J’aimerais tant avoir la force de pleurer… comme avant… comme enfant.
Au lieu de cela, je scrute mes pas : un – na, nana, na – deux – na, na, na, naaaaa ! – trois – nananana – quatre – balala ! balala ! – cinq – scrunch scrunch scrunch scrunch – …
À force, j’arrive à la porte de mon frère.
Georges Lachant, marié, trois enfants. Propriétaire d’une villa dotée d’une piscine.
Je sonne.
- Ouais j’arriiiive ! entends-je sa femme me répondre de loin.
Alors dans ma tête je chantonne – balala, balala, balalalalalala, oui oui oui, oui oui oui, oui oui oui oui oui oui oui, oui oui oui, oh là là vous êtes mignonne je vais te… Je vais te… Je vais te…
Elle m’ouvre et sa tête, rieuse une fraction de seconde, profondément s’assombrit. J’y décèle de la pitié.
- Oh, bonjour, Vincent… Je suppose que tu veux de l’argent ?
- Non… Je suis juste venu passer…
Et voilà que mon envie de pleurer me reprend.
- Euh d’accord, mais il est parti, là…
- Je peux peut-être quand même entrer…
- J’ai déjà mangé avec les enfants, il se fait tard…
- Je peux peut-être… leur raconter des histoires.
Je suis nul. Minable.
- Ecoute, moi j’entre jamais chez toi sans prévenir, alors fais-en autant d’accord ? Il serait peut-être temps d’apprendre la politesse ? Bonjour… merci ?
- …
- Au revoir !
Normal, puisque chez moi, tu n’y viens jamais… Georges m’en a révélé la raison : tu trouves mon appartement assorti à ma personne… minable… Tu trouves que je suis un gros porc inutile, un fardeau pour la société qui s’en sortirait mieux sans assistés… Tu as même dit qu’élue présidente, tu mettrais fin à la prolifération de l’espèce nuisible à laquelle j’appartiendrais… tu nous enfermerais dans de gros paquets cartonnés, par des attardés bien scotchés – « Ceux-là valent mieux que bien des gens normaux, si tant est que l’autre le soit ! Ils sont volontaires, travailleurs ! » - que tu enverrais quelque part… Dans une sorte de pays spécialisé. Où l’on nous forcerait à travailler…
Tu l’as dit après que j’ai refusé ta proposition de travailler en CAT – centre d’aide au travail… Pas question de travailler parmi les demeurés ! L’argent que me donne Georges, pacotille par rapport à son grand salaire de chirurgien, s’avère très largement supérieur à celui que je gagnerais par cette humiliation.
Haha. Malgré mon refus, relevant de l’évidence, tu as persévéré pendant des mois, non auprès de moi, mais de mon frère.
Parfois, je venais dans votre jardin, secrètement écouter vos conversations. Mais cette précaution s’avérait plutôt inutile car tu n’as jamais cessé de parler de moi comme d’une chose, à la troisième personne même en ma présence. Au début, tu prenais la peine de sortir de la pièce où j’étais, habitude que tu as bien vite perdue. Après tout, je ne me suis jamais défendu. Une chose.
Mon frère modifiait son discours au gré de ses humeurs : un coup oui, un coup non.
- Mais enfin Georges, tu ne peux pas continuer à le faire vivre ! Qu’il se prenne en main !
- Allez, c’est à peine si je lui paie le loyer de son studio minable…
- Un centime pour lui est un centime de trop ! Enfin, tu ne l’as pas regardé ? C’est un gros porc ! Je suis d’ailleurs sûre qu’il claque l’essentiel de ton argent en sale bouffe ! Berk !
- C’est sûrement hormonal…
- Oh non ! C’est un gros porc, c’est tout…
- Peut-être que s’il rencontrait une femme…
- Laisse-moi rire. Tu plaisantes, j’espère ? Qui voudrait de cette chose répugnante ? Beuark !
- Je n’aime pas te voir dans cet état, Valérie. Il reste mon frère.
Ma vie est d’un triste…  
Je suis revenu chez moi, sans compter mes pas.
Je m’installe sur mon fauteuil… je m’étire…
J’ai quarante ans, je m’appelle Vincent et je suis minable…
Je n’ai jamais eu aucun ami. Personne. Ma mère m’aimait par principe, mon frère n’a jamais cessé de me maltraiter. Quant à mon père, inconnu au bataillon. Tant mieux. Ce devait être un connard.
Au moins n’ai-je pas été battu…
Juste ignoré.
Par mes camarades rejeté.
Quant à mes professeurs… Ah… Je n’ose y penser.
Vincent, le grand timide Vincent. Le bloqué Vincent.
Ah, oui ! J’avais un blocage, aurait-il paru. Un blocage… Moi, je pensais que c’était une pierre.
J’ai vu quelque temps une psychologue – très souriante.
- Allez, souviens-toi… N’as-tu pas un seul souvenir heureux ?
- Aucun.
- Tout le monde a des souvenirs heureux, même infimes… Rappelle-toi… Ne laisse pas ta mauvaise voix te prendre ton esprit !
- Je n’ai pas de souvenir heureux… Ah, si…
- Ah !
- Oui, mon train… C’est un TGV, je le fais rouler.
- Mais c’est bien, ça !
- Plus tard, je voudrais faire conducteur de TGV !
- Mais c’est très bien !
C’est très bien…
Oh, j’ai tort de me prétendre minable, puisque mon frère m’a payé toutes les rames du métro parisien. Mais sans doute m’a-t-il roulé dans la farine.
- Donne-moi tes cartes Pokémon !
- Non, non, non, tu les auras jamais !
- Tu veux que je répète à maman ton… image scolaire ?
- Non !
- Alors qu’attends-tu ?
- J’ai une robe de princesse si tu veux !
Eh oui… À l’époque, j’attendais ma… princesse charmante, celle qui me délivrerait de ce monde de brutes.
- Quoi ? T’es une fiotte en plus ?
À l’époque, j’en ignorais la signification.
- C’est quoi ça ?
- Non mais on croit rêver !
- Je sais pas ce que ça veut dire, fiotte… Il y a un rapport avec les chiottes, je parie !
- En quelque sorte.

J’étais triste… si triste… Je crois que je n’ai toujours connu que ce sentiment… Princesse charmante… Ah ! La Princesse.
Tout seul dans mon coin, je ne pensais qu’à elle – jusqu’à ce que désespéré, mon train prenne le dessus.
J’imaginais des conversations avec elle. Je voulais devenir normal.
- Princesse… Princesse…
- Vincent, sors de cette horrible cour, rejoins-moi !
Flottant dans l’air, elle ne pouvait s’appuyer sur le sol.
- J’aimerais bien !
À chaque fois que je me levais, tentais de l’attraper, elle s’échappait.
- Ben quoi, viens !
- Je ne peux pas ! Viens à moi, s’il te plaît !
- Je me trouve malheureusement dans l’incapacité.
Cela ne manquait pas de causer l’hilarité de mes camarades – surtout celle de Nicolas, le petit brun, le petit teigneux.
- Haha, viens princesse, hahaha !
Je n’osais jamais leur rétorquer quoi que ce soit – j’avais tort ! C’est par manque d’entraînement social que je suis devenu cette loque.
Cela n’a pas été faute d’essayer. J’ai eu cette princesse, puis le train.
J’étais assis par terre, et par ma main m’imaginais le faire rouler.
- Je vais sauver le monde !
- Vincent ?
C’était la maîtresse.
- Vincent, viens me voir s’il te plaît.
Je craignais le pire… Vincent, tu es différent, Vincent, tu n’es pas comme les autres, Vincent… Vincent, tu fais pitié.
Je pleurais.
- Oh, cesse un peu de pleurer pour un rien… Viens, on va s’isoler dans la classe.
- Sniff…
Déjà je comptais mes pas – heureusement, sans les trois secondes intermédiaires !
- Voilà... Écoute, cela me rend malheureuse de te voir si triste… Qu’est-ce qui ne va pas ?
Pleurant, je ne pouvais dire un mot.
- J’aimerais prendre rendez-vous avec ta maman.
- Oh non ! Oh non !
- Mais quoi ? Si tu as peur de ce qu’on peut dire, tu n’as qu’à venir, toi aussi… Je ne dirai rien de mal, ne t’inquiète pas… Tu as un potentiel, j’en suis certaine, cela se sent… Tu es malheureusement en train de le gâcher…
- Sniff.
Un pleurnichard.
Je n’ai jamais été rien d’autre qu’un pleurnichard.
- Maman… La maîtresse elle veut te voir.
- Ah bon, pourquoi ? Dis-lui que je ne veux pas, ça ne sert jamais à rien de discuter avec ce genre de personnes !

Le Cachot.



Je n’ai connu la compagnie de maman que mes six premiers mois.
J’étais petit, naïf et joueur – trop, sans doute.
Je m’en souviens comme si c’était hier : je dessinais un feu d’artifice sur la fine couche de poussière couvrant les rouges carreaux du salon, quand me vint l’idée de lui faire part de ma fierté.
J’aimais beaucoup les feux d’artifice. Maman m’en avait fait voir, le mois précédent.
- Mamaaan ! Mamaaan ! Mamaaan !
Je lui montrais mon dessin.
- QUOI ?! Tais-toi, crapule !
- Mamaan, mamaaan ! continuais-je de plus belle, tout fier de mon art.
Elle finit par venir.
- AAAAAAAAAH !!! Qu’est-ce que t’as fait à mon beau carrelage ! Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah !
- Mamaan… sanglotais-je.
- Putain tu vas me nettoyer ça tout d’suite, et EN VITESSE !
Évidemment, je ne comprenais pas – je n’avais que six mois.
- Putain tu vas me nettoyer ça, j’en ai marre de toujours laver tes conneries !
- Ouiiiiin…  
- Et il pleurniche avec ça ! Non mais qu’est-ce que je vais faire de toi !
Je continuais de pleurer, souffrant d’une terrible culpabilité dont la cause m’était inconnue.
- Arrête de chialer !!!
Elle me secoua.
- T’arrêtes oui ?
On sonna.
- Oh, on sonne ! Tu m’attends mon chéri !
Tout décontenancé, je me dirigeai vers la plante, à laquelle j’arrachai compulsivement quelques feuilles.
Un gros être me prit.
- Aaaaaaaaaaaaah mamaaaaaaaaaaaaan !
- Là-bas au moins, tu apprendras la politesse ! Je serai débarrassée de toi !
Voilà les faits tels que je m’en souviens. Ma mémoire est bonne, car je n’ai cessé de les ressasser depuis que je suis enfermé dans ce cachot.
Quand je me suis réveillé, une carafe d’eau et du pain sec m’attendaient – du fait de mon jeune âge, je ne pouvais le croquer.
- Maamaaaan ! Mamaaaaaan !
- Elle est partie, ta maman. Tu seras bien mieux ici.
Je levai la tête : c’était un gigantesque canard jaune.
- Aaaaaaaaaaaaah ! Aaaaaaaaaaaaaaaaah ! Aaaaaaaaaaaaaaaah !
J’avais très peur.
- Maman maman maman maman maman !
- Écoute mon petit, ici tu apprendras la politesse.
- Aaaaaaaaaaaaaaaah ! Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah !
Il s’assit face à moi.
- Ici, m’affirma-t-il en me tapotant le genou, est le lieu de ta dernière chance.
- Mamanmamanmamanmaman !
- Arrête avec ça. Tu la reverras hypothétiquement dans vingt ans, si tu es sage.
Et il me laissa là, prenant bien soin de fermer la porte à clef.
J’étais tout décontenancé : pourquoi me trouvais-je enfermé dans cet étroit endroit ? Pourquoi maman a-t-elle laissé cette chose m’accaparer – s’agissait-il d’elle ou d’un intermédiaire ?
Peut-être maman pensait-elle me faire visiter notre modeste ville avec lui, peut-être était-il son nouvel amant qui n’avait en tête que de me perdre.
Peut-être… peut-être était-ce une punition.
- C’est une punition, petit ! ne cessait de me répéter celui que j’allais par la suite appeler Canard.
- Veux maman !
- Tu n’as pas été sage, ce pourquoi ta mère m’a demandé de t’enfermer dans ce cachot pour une vingtaine d’années.
J’essayai de le frapper.
- Aaaah, je t’y prends, petit chenapan ! Ta mère me l’a dit, que tu étais un caractère difficile ! Mais ça ne va pas se passer comme ça !
Il partit, me laissant seul à mes angoisses. Il revint.
- Me revoilà ! Écoute petit, puisque ce sont tes débuts ici, je veux bien te laisser une chance. Mais la prochaine fois que tu me refais un coup pareil, ce ne sont pas des coups que tu recevras, mais des années supplémentaires de prison ! Tu sais, vingt ans passent vite, mais qu’en est-il de vingt-et-une, vingt-deux, vingt-trois, trente ou quarante ? Une année par coup, souviens-t-en !
Vous vous doutez que la peine de quarante ans, cela fait bien longtemps que je l’ai dépassée!
Tiens, Canard ouvre la porte.
- JE SUIS MAJEUR DEPUIS LONGTEMPS TU DOIS ME LIBÉRER, IGNOBLE PERSONNAGE, REPOUSSANT ÊTRE À PLUMES !
- Un mois supplémentaire, soupire-t-il. Voici votre pain sec et votre verre d’eau.
- J’en veux pas de ton verre d’eau sale enfoiré !
- Quelle impolitesse ! Si vous n’êtes pas content vous pouvez partir !
- Je ne suis PAS content ! Je VEUX partir !
- De la locomotive, qu'il est bête !
Il repousse la porte.
Ah, les moments de blues, j’en ai vécu !
Mais l’espoir ne m’a jamais quitté.
Je me souviens, à trois ans, une fée m’est apparue, derrière la meurtrière.
- Petit garçon… Petit garçon.
- Oui ?
- Viens petit garçon !
- Je peux pas !
- Veux-tu découvrir… le miracle ?
- Je sais pas si Canard serait d’accord.
- Oh, tu peux bien laisser ta peluche cinq minutes. Viens un peu jouer avec moi, petit garçon !
- Je peux pas sortir.
- Oh, sont-ce tes parents qui t’en empêchent ?
- C’est Canard.
- C’est… ainsi que tu les nommes ?
- Non Canard c’est pas mes parents c’est un méchant qui m’enferme.
- Oh… ton père te maltraite ?
- Je sais pas ce que ça veut dire.
- Est-ce qu’il te bat ?
- Non, mais il m’ajoute des années de cachot tout le temps, alors maintenant je dois passer encore trente-cinq ans en prison pour devenir un homme bien.
- Quelle abominable créature !
- C’est un canard.
- Vilain canard !
- Mais madame si t’es une fée, est-ce que tu peux me libérer par ta magie ?
C’est alors qu’elle disparut. Jamais je ne la revis.
- Petit !
C’était Canard.
- Est-ce qu’une fée t’a parlé ?
- Non Canard.
- Baisse les yeux quand je te parle !
- Oui Canard.
- Chenapan ! Gredin ! Tu n’auras pas de pain sec !
- Je vais devenir tout maigre !
- Oh oh, qui se soucie de ton image, maintenant ? Tu auras bien le temps de grossir avant tes trente-huit ans !
- Ça fait combien trente-huit ans ? Moi je m’ennuie, dans le cachot. J’ai personne pour jouer.
- Il fallait y penser à deux fois, avant d’embêter ta mère ! C’est pour ton bien qu’on t’enferme !
- Non, parce que moi, je vais pas bien.
- T’es con ou quoi ? Ce n’est que par le mal que tu pourras avancer !
- Non, parce que quand j’ai mal, je bouge encore moins, c’est pas vrai ce que tu racontes !
- Méchant enfant ! Un mois de prison supplémentaire pour ta gueule !
- Moi j’ai pas de gueule parce que je suis humain, c’est même toi qui me l’as dit.
- Humain, toi ? Laisse-moi rire !
- Eh ben toi t’es un gros canard pourri !
- Deux mois supplémentaire !
- Ben moi je m’en fous, parce que je vais partir quand même !
J’ai maintes fois tenté. D’abord en profitant de sa venue chez moi, puis en élaborant un langage très spécial attirant les fées – des vraies, cette fois.
C’est ainsi que je rencontrai la petite fille-vieille dame.
J’avais cinq ans. Alors que je m’amusais avec mes haillons, malgré je le précise l’interdiction de Canard – « quelle horreur ! On ne t’a pas enfermé dans cette geôle pour que tu t’amuses avec du tissu ! Un mois supplémentaire, crapule ! » – je vis brusquement une petite fille devant moi.
- Tu viens jouer ?
- Qu’est-ce que tu fais ici ? Si Canard te voit, il aura ta peau !
- Ne t’inquiète pas, ma peau ne risque pas de s’échapper – hi hi hi !
- De toute façon je sais pas jouer. Tu sais que t’es la première petite fille à pénétrer dans mon antre ?
- Ah bon ?
- Oui ! Un méchant canard m’y tient enfermé depuis mes six mois !
- Oh non ! C’est tellement triste !
Elle pleura.
- Non s’il te plaît ne pleure pas, mon sort m’attriste déjà tellement…
- Excuse-moi, mais ce que tu me racontes est tellement injuste… Pourquoi faut-il que pendant que les autres enfants s’amusent comme des petits fous dehors, au cerf-volant comme à la corde à sauter, au foot comme à voler des bonbons, tu sois condamné à vivre enfermé dans cette étroite pièce sous la croupe d’un méchant canard ?
Je pleurai.
- Je ne sais pas, petite fille… Je ne sais pas du tout ! Le canard dit que c’est pour mon bien, que c’est pour me punir et qu’ainsi, je serai un homme bien lors de ma libération, meilleur que les autres enfants.
- Je crois moi plutôt que tu ne seras plus que l’ombre de toi-même, détruit à jamais…
- Non, petite fille !
Je pleurai de plus belle.
- Arrête petit garçon, ne désespère pas ! Je vais trouver une solution !
- Oh oui, oh oui !
Naïf que j’étais !

Canard revint, étonnamment gentil.
- Je vous ai concocté du poulet aujourd’hui.
- Merci Canard !
- Baissez les yeux !
- Oui, Canard.
Je le mangeai – il était répugnant : pouah ! pouah !
Je le vomis.
- Qu’avez-vous fait, pourriture ?
- Le poulet il était pas bon du tout, il était dégoûtant c’était du poison !
- Et c’est comme ça que vous me remerciez de changer votre régime de pain sec ! Puisque c’est comme ça, vous ne mangerez jamais comme les autres !
- Je m’en fous, parce que je suis différent !
- Un bien beau chenapan oui ! De l’ancien haut allemand schnappen : attraper ! Prends-en de la graine !
- Oui Canard !
- Baisse les yeux !
Clac-clac.
Quelques heures plus tard, ce fut une vieille dame à l’allure bonne qui devant moi s’arrêta.
- Petit garçon !
- Oh, qui êtes-vous ?
- Je suis la fée de tout à l’heure – chhhhhht ! Ne dis rien à personne !
- Ben non pourquoi le dirais-je à Canard ?
- Chhhht, viens avec moi !
C’est alors qu’elle traversa le mur.
- QUOI ? MADAME LA VIEILLE DAME REVIENS, JE PEUX PAS TRAVERSER LES MURS !
Elle revint à moi, en pleurs.
- Oh non… Tu ne peux pas traverser les murs.
- Non je peux pas, sauf si tu me donnes ton pouvoir magique et qu’à mon tour, je deviens une fée !
- Ça va être compliqué.
C’est alors que Canard ouvrit la porte.
- AH JE VOUS Y PRENDS, FÉE !
Se jetant sur elle, il ne se prit que le mur en pleine tête.
- COIN ! COIN ! COIN ! COIN !
Il avait très mal. Je ne bougeai pas le moindre auriculaire.
- Alors toi… dix ans… supplémentaires...
- Ouais.
Mais on entendit derrière le mur la voix de ma bienfaitrice :
- Vous ne perdez rien pour attendre, méchant homme ! Moi seule sais ce qui est bon pour lui !
- Ha, ha… Mais je… n’suis pas un homme !!! Coin… Coin… Coin… Coin…
- Oh je le sais, ne faites pas l’idiot !
Je pris une pierre contre moi – mon doudou Clochard – et me recroquevillai. Canard m’adressa la parole.
- Tu arrêtes immédiatement de parler à cette folle ! Elle ne veut que ton mal ! Et tape-toi avec cette pierre !
- Bien, maître.
- Baisse les yeux, baisse les yeux !
C’est à ce moment que je pris conscience de la non-invincibilité de ce monstre.
Alors, je soupirai de soulagement, et m’endormis. Canard ferma la porte à clef.
J’ai dit n’avoir pas connu d’ami, mais c’est faux : j’ai eu Clochard, ma pierre Clochard dès mon plus jeune âge. C’était un monsieur de plusieurs milliers d’années, rendu muet en raison de son Immortelle Sagesse.
- Clochard, communique-la-moi !
- …
- Je sais que tu peux parler, que ce n’est qu’un blocage qui t’en empêche !
- …
Par nature pierre, il en était bien sûr incapable, mais j’ai très longtemps été tenu par ce vain espoir… Un jour, j’en parlai à Canard.
- Baissez les yeux quand je vous parle !
- Oui Canard… Canard ?
- Quoi ?!
- Je voudrais… devenir canard.
- QUOI, QU’AVEZ-VOUS DIT ?
- Je crois que… je veux devenir canard, pour devenir… un homme bon. Et ainsi sortir de prison.
- ALORS LÀ, JAMAIS ! Je consens toutefois à remiser votre peine !
- Oh…
- Séparez-vous de cette pierre !
- ALORS ÇA, JAMAIS ! C’EST MON AMI CLOCHARD, IL EST GENTIL LUI !
- Bien.
Jamais il ne s’est emparé de Clochard ! Je suis toujours demeuré fort, et agile ! Oui !
La petite fille revint. J’avais sept ans.
- Hep !
- C’est toi, Clochard ?
- Je suis la petite fille-vieille dame ! Veux-tu sortir d’ici ?
- T’es drôle toi, jamais ! J’y resterai jusqu’à ma mort !
- J’ai une bonne nouvelle : je suis invisible pour les canards !
- Oh !
- Par contre ils peuvent m’entendre, alors feins de parler à Clochard !
- Est-ce qu’un jour, Clochard va parler ?
- Non.
- Pourquoi ?
- Le sort qu’il a reçu s’avère beaucoup trop intense ! Je demeure… une petite fille.
- Oh non…
- Mais ne désespère pas ! Veux-tu revoir ta famille ?
- Je n’ai plus de famille. C’est Canard, maintenant.
J’étais idiot ! Excusez ma minable tactique de défense : je n’étais qu’un enfant ! Il fallait bien que je me forge, contre vents et marée, une identité.
- C’EST FAUX ! Ta mère t’aime, elle n’a cessé de vouloir te récupérer auprès de Canard !
- Ah bon ?
- Oui ! Et j’ai vu ton père, il est très très gentil !
- Alors pourquoi ne m’ont-ils jamais fait évader ?
- Tu as vu Canard ?
- Quoi ?
- Il est rondouillard… On ne croit pas, à le voir, que c’est un séquestreur d’enfant ! Je le leur ai dit, ils ne m’ont pas cru !
- Quoi ? Tu veux dire… qu’ils me laissent ici, pensant que je suis mieux éduqué ?
- Oui… Ils te laissent ici car ils pensent que Canard est gentil.
- Mais eux aussi, le sont !
- Oui, mais ils pensent Canard encore plus gentil – et juste. Ils pensent que ce n’est qu’avec lui que tu peux apprendre la politesse.
- Mais c’est faux, je suis un vilain gamin impoli !
- Je le leur ai dit, crois-moi…
- À cause de lui je ne peux plus pleurer… Cela fait sept ans, petite fille-vieille dame ! Sept ans que je croupis dans cette geôle au lieu de jouir parmi les miens.
- Ne m’appelle pas ainsi ! Je suis Clochard !
- Clochard, je veux que tu parles !
- Pas si fort… Il risque de se douter de quelque chose !
Il ouvrit en effet la porte.
- Donnez-moi cette pierre.
- Laquelle ?
- CELLE AVEC LAQUELLE TU ÉTAIS EN TRAIN DE PARLER, SACRIPAN !
- Voilà.
- CANARD !
- Voilà, Canard. Je daigne m’en séparer, car c’est pour mon bien que tu m’élèves aussi durement.
- JE NE SUIS PAS DUR ! ICI EST LE LIEU DE VOTRE DERNIÈRE CHANCE ! AU REVOIR !
- Au revoir.
- CANARD !
- Canard. Canard. Canard. Canard. Oui bonjour, au revoir Canard.
- Tu n’es pas sorti de sitôt !